POLITIQUE

Au Congo-Brazzaville, la famille Sassou-Nguesso n’en fait qu’à sa dette

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L’Etat congolais s’est surendetté auprès de sociétés de négoces suisses, contractant des créances aussi secrètes et opaques qu’astronomiques.

«Vous ne comprenez pas l’esprit. Vous posez des questions qui appellent des réponses logiques. Mais c’est impossible : nous sommes dans un système mafieux Voilà qui commence bien. A peine demande-t-on à cet ancien haut fonctionnaire congolais dans quel but Brazzaville a contracté, en 2015, des prêts avec les géants suisses du négoce de matières premières Glencore et Trafigura, qu’il s’agace déjà. Il transfère la question à une source proche du dossier, qui transmet des réponses aussi laconiques qu’ubuesques en anglais : «Ils étaient à sec.» Le gouvernement ? «Non, tout ça, c’est contrôlé par le fils [du Président].» On tente encore : «Est-il possible d’estimer le coût de ces prêts pour l’Etat ?» Réponse : «La folie.»

Reprenons. C’est l’histoire de prêts octroyés en 2015 par les traders Glencore et Trafigura au Congo-Brazzaville. Ils ne seront dévoilés que deux ans plus tard, quand les difficultés à rembourser se sont accumulées, sur fond de chute des cours du brut – l’Etat tire l’essentiel de ses revenus de sa rente pétrolière. Résultat, la dette publique a flambé, passant de 36,5 % à 117 % du PIB entre 2014 et 2017, selon le Fonds monétaire international (FMI). Et pour cause, les montants en jeu étaient astronomiques.

En janvier 2020, le FMI affiche les deux négociants dans son tableau de la dette publique du Congo-Brazzaville. On aperçoit qu’en 2015, les prêts de Glencore (879 millions de dollars) et de Trafigura (1,3 milliard de dollars), passés sous les radars du trésor congolais, se taillent la part du lion dans la liste des créanciers du pays, juste après la Chine (2,48 milliards de dollars). En septembre 2019, les créances de Glencore (732 millions de dollars) et de Trafigura (966 millions de dollars) fléchissent… mais s’adjoignent des arriérés faramineux, de 539 millions de dollars et 966 millions de dollars.

Remboursement en nature

Une spirale de la dette ? C’est l’histoire, surtout, d’un système de crédit : le préfinancement. Une formule très appréciée par ce troisième producteur de pétrole d’Afrique subsaharienne, dirigé depuis 1979, à l’exception d’une parenthèse de cinq ans, par le président Denis Sassou-Nguesso. Au début de son règne, les «préfis» se sont instaurés avec le groupe Elf Aquitaine. Ils «étaient centralisés par la Banque française intercontinentale (FIBA), moyeu du complexe de fuite des capitaux organisée», rappelle l’économiste Olivier Vallée. Le principe des préfinancements est le suivant : en échange de cash, un pays producteur de ressources naturelles, ou sa société nationale de commercialisation, rembourse le créancier en nature. Et dans le cas du Congo, en barils de pétrole, sur la base de la production future.

Un système qui a la cote depuis la crise financière de 2008. A cette époque, «les banques internationales ont fortement réduit leur exposition aux risques liés à l’octroi de crédit sur les marchés émergents», indique Trafigura dans un guide intitulé Démystifier les prépaiementsCe sont les acheteurs de matières premières – les grandes sociétés de négoce – qui sont devenus l’une des rares sources de crédit et de fonds de roulement.» Convaincu que le pétrole est «un bien commun qui devrait profiter à tous», Christophe Salmon, directeur financier du groupe Trafigura, très présent en Afrique, se satisfait de la hausse des préfinancements, passant de «700 millions de dollars en 2013 à plus de 5 milliards de dollars en 2019».

«Kiki le pétrolier»

Sécuriser l’accès aux matières premières est bien l’intérêt premier de ces négociants. Même si les profits générés par les préfinancements ne gâchent rien. Sous couvert d’anonymat, un trader défend «un outil fantastique quand il est bien géré». Ce n’est hélas pas le point fort de Brazzaville. Le clan présidentiel est régulièrement épinglé, notamment par les ONG britanniques Global Witness ou suisse Public Eye, pour ses goûts dispendieux et ses pratiques de détournement de fonds publics empruntant des circuits financiers offshore. Le fils du président, Denis Christel Sassou-Nguesso, surnommé «Kiki le pétrolier», en est l’incarnation. Il a longtemps régné sur la Société nationale des pétroles du Congo (SNPC), dont il fut le numéro 2 de 2011 à 2018. C’est là que transite l’argent frais des préfinancements.

«Au début, les premières cargaisons de pétrole dues à Glencore et Trafigura ont été livrées en temps et en heure. Mais ça a très vite cessé», poursuit le trader. En cause, la chute des cours du brut, passant de 100 dollars le baril en 2014 à 50 dollars en 2015. Pour rembourser ses créanciers, le Congo aurait donc dû livrer le double de pétrole. A défaut, les prêts des négociants suisses, de cinq ans initialement, ont été rééchelonnés : «On préfère négocier qu’aller au tribunal.» Les rapports annuels de Glencore montrent que la SNPC, incapable de payer sa dette, a renégocié… de nouveaux paiements anticipés de la part de Glencore. Avec des avances nettes, en cash, de près d’1,4 milliard de dollars entre 2015 et 2021. Comment a été utilisé cet argent au Congo ? Mystère. Les fonds ne sont pas traçables. Sollicité par Libération, le ministre de la Communication, Thierry Moungalla, n’a pas souhaité s’exprimer.

Une plainte au civil de la justice fédérale américaine, datée du 20 juin 2020, a toutefois fait la lumière sur les conditions d’acquisition, en 2009 et 2012, de deux villas aux noms des deux épouses de Denis Christel Sassou-Nguesso. Ces transactions de 5,2 millions de dollars au total, payées, selon les enquêteurs américains, avec des fonds siphonnés à la SNPC. Entre travaux de réfection de ces biens, achats de voitures de luxe ou déplacements en jet, «Kiki» a dépensé plus de 29 millions de dollars entre 2007 et 2017, documente la plainte. En septembre dernier, un rapport du collectif anti-kleptocratie Sassoufit et l’ONG américaine d’analyse de données C4ADS, traçait également un ensemble d’actifs mobiliers et immobiliers de proches du clan congolais au pouvoir, évalué à plus de 32 millions de dollars. La majorité était localisée à Dubaï.

«Trou noir»

Dans l’étude «Prêts adossés aux ressources naturelles en Afrique subsaharienne» publiée en février pour le compte de la Banque mondiale, des économistes ont passé au crible 30 préfinancements dans 11 pays africains, pour une valeur totale de 46,5 milliards de dollars. Plus de la moitié de ces prêts financés par des banques étrangères – surtout chinoises – ou des traders, ont servi à construire des infrastructures (barrages hydroélectriques et infrastructures gazières au Ghana, nouveaux logements en Angola, route au Soudan, etc.). Mais, souligne David Mihalyi, économiste à l’Institut de gouvernance des ressources naturelles et coauteur de cette étude, ces prêts deviennent un problème quand un Etat «commence à emprunter pour des objectifs peu clairs, à devenir dépendant de ces prêts, à emprunter à des conditions opaques, et à éviter toute considération d’optimisation des ressources». Le Congo, un des plus gros bénéficiaires de préfinancements en Afrique, coche toutes les cases.

«Le problème essentiel, c’est l’opacité. Quand on interroge Glencore et Trafigura sur le montant initial des prêts, les taux d’intérêt appliqués, l’assignation des remboursements effectués par le Congo, ils ne nous répondent pas», se désole Brice Mackosso, membre de l’initiative Publiez ce que vous payez au Congo. «Si le négoce des matières premières est opaque, son financement est un véritable trou noir», abonde l’ONG suisse Public Eye. Et de pointer «des formules de prix [du baril] très opaques qui échappent au contrôle des établissements financiers». Cette «prééminence léonine du créancier» renforce de fait le monopole exercé par les grands négociants suisses, note Olivier Vallée : «Aujourd’hui, une puissance financière telle que Glencore n’a plus besoin de passer obligatoirement par les banques. Il peut prêter au Congo sur sa trésorerie propre, développer un rapport direct et non contractuel, basé sur la relation commerciale plus que sur un engagement financier. Cela lui confère un pouvoir déterminant. Il est à la fois le créancier, l’acheteur de produits bruts, avec un accès privilégié, et le fournisseur de produits raffinés.»

En 2020, le FMI avait bloqué un financement au Congo, qualifiant sa dette d’insoutenable, et exigeant notamment la négociation d’une décote des prêts contractés avec Glencore et Trafigura. En septembre 2021, la dette est redevenue «soutenable», selon l’institution. Signe d’une décote enfin arrachée, dans le contexte d’un rebond des cours du brut ? Les nouvelles conditions – comme les anciennes – des préfinancements demeurent inconnues.

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